HISTOIRE - L’histoire orale

HISTOIRE - L’histoire orale
HISTOIRE - L’histoire orale

Avant de devenir une nouvelle forme de la pratique historique, avec l’utilisation du magnétophone notamment, l’histoire orale a occupé une place importante dans la sociologie empirique américaine des années 1920-1930, au sein de ce qu’il est convenu d’appeler l’«école de Chicago, première manière». En publiant, entre 1918 et 1920, les cinq volumes de The Polish Peasant in Europe and America , W. I. Thomas et F. Znianiecki donnaient non seulement un classique à la littérature sociologique de la migration, mais ouvraient la voie à toute une série de travaux marquants (Wirth, Zorbaugh, Shaw, Park, Burgess, etc.). Ce que les deux grands sociologues empiristes proposaient, sans toutefois condamner le recours aux procédures quantificatrices, c’était l’utilisation massive d’«histoires de vies» individuelles (the life history ) établies à partir d’une documentation orale et écrite. Pour eux «le document personnel» représentait le document idéal pour le sociologue en quête d’informations et de matériaux d’observation. Mais, en même temps, ils se refusaient à le considérer comme une donnée définitive et s’efforçaient d’analyser les attitudes individuelles caractéristiques livrées par ce type de document, en les replaçant dans leur contexte historique et social. Cette nouvelle approche suscita un très grand débat dans les milieux sociologiques américains, extrêmement critiques, en général, à l’endroit d’une pratique jugée trop empirique: les analyses de la migration, de la déviance, de la criminalité et, plus largement, de la famille et du travail par la méthode de l’histoire de vie ne résistèrent pas aux assauts de la sociologie quantitative qui imposa très rapidement ses modèles mathématiques et ses raffinements statistiques. En retournant en Pologne, en 1921, Znianiecki introduisit en Europe sa méthode, à laquelle s’intéressèrent des chercheurs des universités de Pozna , Varsovie et Cracovie. C’est sur ce terrain favorable que se développa la procédure publicitaire, très connue en Pologne et pratiquée jusqu’aujourd’hui, du concours annuel d’histoires de vies dont la pratique régulière a permis de recueillir plusieurs centaines de milliers de récits autobiographiques

Élaboration et développement de l’histoire orale

Mis à part cet excursus polonais, c’est tout naturellement aux États-Unis qu’a resurgi, trente ans après The Polish Peasant , l’histoire orale: dans un pays à l’histoire très courte, préoccupé de retrouver sa mémoire collective, l’utilisation du témoignage personnel comme objet propre et non plus comme document sociographique complémentaire s’est imposée assez facilement dans l’Université, après l’avoir été dans l’administration et dans le journalisme (voir les travaux de D. Bertaux et de B. Jean). Dans les années cinquante, Nevin créa à l’université Columbia l’Oral History Office , tandis que deux autres universités ouvraient à leur tour des départements spécialisés: celles du Texas et de Californie (Berkeley et Los Angeles).

À partir de 1959, l’histoire orale américaine prit un essor extraordinaire marqué par l’existence de quatre-vingt-neuf centres de recherche dès 1965, la récolte de millions de pages d’entretiens et la mise en place de procédures nouvelles de documentation signalétique et de classification. Au cours des années soixante-dix, le courant s’amplifie encore mais se sépare en directions sensiblement différentes: on ne compte plus les praticiens de l’histoire orale au sein des sociétés scientifiques locales, des syndicats, des groupes religieux, des musées et des bibliothèques. À l’Université, non seulement la nouvelle pratique se développe, mais elle prend désormais place dans les enseignements spécialisés, met en œuvre des méthodes vraiment reconnues et se voit considérée comme élément constitutif du champ scientifique. Certains cherchent même à faire de l’histoire orale une discipline autonome et spécifique; de nouveaux centres de recherche sont ouverts (ils seront 316 en 1973) et, en 1967, une association professionnelle nationale, l’American Oral History Association , démarque ses adhérents des autres associations historiques ou archivistiques. C’est alors seulement que sont posées quelques questions fondamentales: est-il justifié de constituer une profession d’historien oral? Existe-t-il une méthodologie propre à l’histoire orale qui aboutirait à une autre façon d’écrire l’histoire? Une abondante bibliographie révèle que le débat se poursuit sur ces sujets aussi bien aux États-Unis que dans d’autres pays.

Venue des États-Unis, cette nouvelle démarche s’est rapidement imposée au Canada, en particulier au Québec, en Angleterre et en France, mais selon des modalités un peu différentes. Au Canada, autour de Luc Lacourcière, ce sont les ethnologues et les folkloristes qui, les premiers, utilisèrent les documents oraux en rassemblant les légendes, les contes, les chansons des Indiens et ceux des descendants des colons. Mais, à partir de 1960 et sous l’influence des chercheurs des États-Unis, les historiens canadiens entamèrent des recherches à partir d’archives orales: en 1974, une association canadienne d’histoire orale fut fondée à l’université Simon Fraser de Vancouver. Cependant, l’initiative prise par des chercheurs, sociologues et historiens de l’université Laval, autour de Fernand Dumont, de Jean Hamelin et de Nicole Gagnon, nous apparaît plus originale: dans le cadre d’un grand programme de recherche sur les mutations de la société québécoise, et à partir d’histoires de vies, on cherche à vérifier comment les changements ont été vécus par les Québécois, comment se sont développées la conscience historique et la conscience nationale et, enfin, comment sont perçues les catégories sociales d’appartenance ou de non-appartenance. En fait, derrière cette expérience d’histoire orale, apparemment semblable à beaucoup d’autres, il y a une grande ambition: renouveler la pratique et la théorie sociologiques.

En Grande-Bretagne, où existe depuis 1971 une Oral History Society , l’histoire orale, jusque-là très folklorique, a pris un nouveau visage et apparaît plutôt comme une tentative de déplacer le sujet et les agents de l’enquête historique, de réhabiliter la mémoire comme source historique et, pour reprendre la belle formule de R. Samuel, de «donner aux gens des patries dans le passé». Sous l’influence de chercheurs de l’université d’Essex, centre d’impulsion de cette nouvelle histoire orale, d’une revue comme History Workshop et de The Oral History Society , les historiens de métier, mais aussi les ouvriers-historiens qui ont multiplié les recherches sur le travail et les rapports sociaux à l’atelier ou à l’usine (labour process ), sur la division sexuelle du travail, sur la vie domestique, tentent d’aboutir à un véritable renouveau de l’histoire sociale anglaise et, d’abord, de l’histoire ouvrière.

Dans d’autres pays, notamment la Suède, le Danemark, l’Allemagne, l’Australie, l’Italie et certains pays africains, fonctionnent des entreprises plus ou moins similaires dont les initiateurs sont, en principe, regroupés dans une Association internationale de l’histoire orale.

En France

Le cas français se présente quelque peu différemment: l’histoire orale était, à l’évidence, fort utilisée par les anthropologues et les historiens des sociétés non européennes occidentales, mais il a fallu la convergence de trois phénomènes pour qu’elle prenne un essor un peu anarchique, dont le foisonnement porte la marque de la mode, de l’enthousiasme et de la jeunesse: un incontestable intérêt porté aux recherches nord-américaines et anglaises dans ce domaine; la très grande influence des travaux d’Oscar Lewis, surtout après leur traduction en français; un climat très favorable créé par le succès d’ouvrages comme Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Helias et de ses innombrables imitateurs et, plus généralement, la faveur de la grande vogue écologico-passéiste qui a provoqué la collecte de nombreux récits de vies ou autobiographies. Dans les milieux universitaires, de nombreux chantiers se sont ouverts à Aix-en-Provence, à Lille, à Lyon, à Paris, à Rennes et ailleurs: les thèmes retenus comme les méthodes appliquées sont divers. Si l’on met à part le travail pionnier de Philippe Joutard sur les permanences et les variations de la mémoire camisarde, les chercheurs français s’intéressent aussi bien aux processus de mobilité sociale (recherches sur l’apprentissage en boulangerie et sur les migrations d’Isabelle et Daniel Bertaux), à la mémoire ouvrière (enquête sur Givors de Y. Lequin et J. Metral), aux archives orales de la Sécurité sociale (D. Schnapper), aux phénomènes de groupements, d’associations et de dominations dans la région du Nord (université de Lille) qu’aux repères et à la perception du temps quotidien, du temps historique et du changement (A. Burguière, J. Goy et J. Ozouf). Ces quelques thèmes ne sont présentés qu’à titre d’exemple: il serait fastidieux d’énumérer les dizaines d’enquêtes pluridisciplinaires inscrites dans la même démarche. La multiplication même de ces recherches impose à l’historien comme aux praticiens des autres disciplines de réfléchir sur la nature et les limites du document utilisé, sur les méthodes de conservation et d’analyse et sur la place du témoignage oral (ou autobiographique) dans l’interprétation historique. À quelques exceptions près, les musées régionaux ou nationaux et les institutions à vocation anthropologique ou folklorique ne se sont pas vraiment intéressés au document oral pour lui-même, d’où la nécessité d’opérations de sauvetage lancées surtout par des archivistes qui peuvent ainsi diversifier leurs activités et créer de nouveaux documents historiques, de nouveaux systèmes de classification et de répertoriage.

Les limites de l’histoire orale

Les attitudes, très diverses, des historiens à l’égard de ce type de sources «réinventées» indiquent assez qu’existent de très profondes divergences sur la valeur du document et sur les possibilités qu’il ouvre à la connaissance historique et sociologique.

Pour certains, qui se sont exprimés dans la presse hebdomadaire ou dans les Cahiers du Forum histoire , la consommation d’histoire populaire n’est qu’une mode séductrice et sans innocence: les historiens, saisis par les mirages de l’«histoire immobile», chercheraient à confisquer le savoir populaire et empêcheraient ainsi le peuple d’écrire sa propre histoire. Vieille querelle de l’histoire science et de l’histoire militante fondée sur le concept définitivement condamné des «deux sciences».

Beaucoup plus intéressante est l’attitude de I. et D. Bertaux qui, à l’origine, ont étudié la mobilité sociale, à partir de l’exemple de l’apprentissage en boulangerie artisanale: réalisant que les modèles statistiques qu’ils utilisaient occultaient le phénomène au lieu de l’éclairer, ils ont modifié radicalement leur démarche, en s’inspirant très directement des travaux de O. Lewis et en faisant appel à la technique des récits de vies. D. Bertaux a proposé, depuis, une méthodologie de l’approche biographique en sociologie qui le distingue des courants sociologiques dominants et de la pratique historique la plus répandue et la plus confirmée: le récit de vie n’est pas une technique supplémentaire d’observation sociologique, mais une nouvelle approche sociologique, remettant en cause tous les autres aspects de la pratique parce qu’elle est elle-même «critique pratique» et que l’on ne sépare plus l’observation et l’analyse. Les récits porteurs de leur sens propre échappent donc aux chercheurs et sont, par la suite, «presque inanalysables». Bertaux n’hésite pas à écrire que «lorsqu’on a appris des récits de vies ce qu’on cherchait à savoir, lorsqu’on a organisé des connaissances en une description approfondie du mouvement des rapports sociaux que l’on étudie, l’analyse est terminée».

On comprendra que la plupart des historiens ne puissent accepter ces postulats qui attaquent de front les bases mêmes de la critique textuelle et leur rappellent le vieux combat des tenants de l’histoire positiviste pour le sacro-saint texte, tout en prônant cependant une sociologie engagée dans l’action sociale et politique. En attendant les résultats massifs des nombreuses enquêtes ouvertes, il règne dans la «corporation historienne» un certain consensus sur les limites évidentes de ce type d’approche: en premier lieu, l’histoire orale ne peut, à elle seule, permettre d’écrire l’histoire «immédiate» de certaines catégories sociales privées de l’accès à l’écrit, de même qu’elle ne saurait être réservée aux acteurs d’une histoire qu’ils seraient seuls capables de restituer et d’écrire! Ces attitudes partisanes et excessives mises à part, les praticiens de l’histoire orale, tout en étant persuadés des avantages de l’approche qu’ils tendent à promouvoir, sont surtout occupés à se prémunir contre les facilités apparentes offertes par ce type de sources: parce qu’elles relèvent du non-écrit et du populaire, elles véhiculent en effet des charges émotives qui, au-delà de leur valeur réelle, tendent à «désaffûter», voire même à paralyser, les armes de la critique. Même si le document oral, tel le récit de vie, est absolument irremplaçable pour obtenir une restitution du vécu quotidien, certaines périodisations fines dans le domaine de la vie matérielle ou la perception de l’histoire «au ras de la pratique événementielle», même si certaines dimensions de l’histoire ne peuvent être appréhendées que par ce type de démarche, comme l’ont montré les réalisateurs du film Le Chagrin et la Pitié , les questions restent en suspens et les problèmes méthodologiques à résoudre sont préoccupants. Quelle est la valeur des informations fournies par les récits de vies? Quelles sont les interactions entre culture populaire et tradition savante? Quelle part faire, dans le récit, à la mémoire individuelle et à la mémoire collective? Ce que nous fournit l’histoire de vie, c’est un récit très composite, une vision kaléidoscopique juxtaposant du vrai, du vécu, de l’appris et de l’imaginaire: à la tentation, vieille comme l’histoire, de faire revivre le passé au lieu de l’expliquer, l’historien de l’oralité se doit d’opposer encore plus d’esprit critique que celui des documents écrits. Sans tomber dans les excès de la réaction contre l’histoire quantitative et de la défétichisation de la statistique, le recours au document individuel ou le recours à la mémoire collective ne sauraient tenir lieu de concept ou de théorie, et l’histoire la plus exemplaire d’un ouvrier du début du siècle ne saurait remplacer – mais peut considérablement enrichir – les dossiers explicatifs indispensables à la compréhension des structures et des transformations économiques, à l’appréhension des processus sociaux et à l’élucidation des stabilités ou des évolutions politiques. Plus que toute autre, l’histoire orale a besoin «d’un grand effort de conceptualisation et de théorisation».

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Нужно сделать НИР?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Histoire de la Savoie de 1860 à 1914 — Histoire de la Savoie Antiquité La Savoie dans l Antiquité Sapaudie Moyen Âge …   Wikipédia en Français

  • Histoire des Juifs en Inde — L histoire des Juifs en Inde recouvre celle de trois communautés juives historiques totalisant 6 000 membres (1997), chacune dans une aire géographique très déterminée : la communauté de Cochin dans le sud du sous continent, les Bene… …   Wikipédia en Français

  • Histoire familiale — Arbre d ascendance généalogique de George Jamesone L’histoire familiale est le récit et la recherche systématique des événements du passé et la collecte des événements présents se rapportant à une famille ou des familles . Sommaire …   Wikipédia en Français

  • Histoire du Soudan du Sud — Les 10 États du Soudan du Sud regroupées dans les trois provinces historiques du Soudan       Bahr el Ghazal.     …   Wikipédia en Français

  • Histoire Du Karaïsme —  Cet article traite de l histoire des communautés karaïtes ; pour le karaïsme en tant que religion, voir Karaïsme Les Juifs et le judaïsme Généralités Qui est Juif ? · Terminologie · …   Wikipédia en Français

  • Histoire du caraïsme — Histoire du karaïsme  Cet article traite de l histoire des communautés karaïtes ; pour le karaïsme en tant que religion, voir Karaïsme Les Juifs et le judaïsme Généralités Qui est Juif ? · Terminologie · …   Wikipédia en Français

  • Histoire du karaisme — Histoire du karaïsme  Cet article traite de l histoire des communautés karaïtes ; pour le karaïsme en tant que religion, voir Karaïsme Les Juifs et le judaïsme Généralités Qui est Juif ? · Terminologie · …   Wikipédia en Français

  • Histoire Du Peuple Juif — L histoire du peuple juif s étend sur 3000 ans. En revanche, bon nombre d historiens font remonter la naissance du judaïsme au roi Josias en 640. Comme il est courant pour une religion, le judaïsme a connu différents courants ou schismes. Le… …   Wikipédia en Français

  • Histoire des Juifs — Histoire du peuple juif L histoire du peuple juif s étend sur 3000 ans. En revanche, bon nombre d historiens font remonter la naissance du judaïsme au roi Josias en 640. Comme il est courant pour une religion, le judaïsme a connu différents… …   Wikipédia en Français

  • Histoire du judaïsme — Histoire du peuple juif L histoire du peuple juif s étend sur 3000 ans. En revanche, bon nombre d historiens font remonter la naissance du judaïsme au roi Josias en 640. Comme il est courant pour une religion, le judaïsme a connu différents… …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”